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Lettres d’Indochine de Robert G.

mardi 13 janvier 2009

Lettre n°2 après son arrivée en Indochine

Ky Lua – le 10 Octobre 1941 –

Ma chère maman,

J’ai reçu ce matin ta lettre du 3 septembre et je t’en remercie beaucoup – J’ai reçu également il y a une dizaine de jours une lettre de papa du 31 Juillet ainsi que celle qu’il m’a écrite à Dakar – De votre côté, vous n’avez pas l’air d’avoir reçu celles que je vous avais envoyées depuis mon arrivée en Indochine – Je vous récapitule mon existence depuis ce moment au cas où vous ne les recevriez pas : débarquement à Saigon le 8 Juillet ; arrivée à Tay Ninh où se trouvait l’Etat Major du 4e RTT, le 12 Juillet ; arrivée à Kompong Chan (Cambodge), le 13 Juillet, au 1er Bataillon du 4e RTT – Départ de Kompong Chan, le 8 Août ; après 6 jours de déplacement par voies fluviales, terrestres ou ferrées, arrivée à Ky Lua, modeste village à 2 Km au nord de Langson le 14 Août – Ma vie y est toujours très agréable, très active – Je suis toujours en mouvement sur les pistes et les sentiers de la région ce qui est sympathique car les panoramas sont splendides : nous sommes ici en « Haute Région » (par opposition au « Delta »), mais Langson n’est qu’à 256 m d’altitude : ce qu’il y a de remarquable c’est l’extraordinaire vallonnement du terrain – Marches, levés d’itinéraires, reconnaissances de frontières, chasses aux pirates, se succèdent régulièrement : ne t’effraye pas quant au dernier point : le pirate est un pauvre bougre, venu de Chine, attiré par l’appât d’un butin facile, assez lâche, qui attaque en bandes les villages frontières tonkinois pour y voler les buffles et quelquefois les femmes – Attaqué par une force qu’il sent supérieure, il fuit – Au reste, on a assez peu souvent l’occasion de le rencontrer : les notabilités des villages pillés, par crainte des représailles, ayant soin de nous prévenir suffisamment tard pour permettre au pirate de repasser la frontière avant que vous puissiez agir – Les villages tonkinois ont une physionomie curieuse : les maisons basses en torchis à armature de bambous, recouvertes de paille de riz, meublées très sommairement, l’élément essentiel étant l’autel des ancêtres devant lequel brûlent les baguettes d’encens, sont serrées les unes contre les autres – Une haie de bambous acérés et très rapprochés les clôt totalement, percée à de rares endroits par quelques portes de la largeur d’un buffle et que l’on ferme la nuit – Partout des épineux entrelacés faisant fonction de barbelés – Devant la porte principale, la mare du village où barbotent canards, porcs, buffles… La nuit, tout le monde est enfermé – Et les veilleurs montent la garde à chaque porte – Ce qu’il y a aussi d’agréable à se promener dans ce pays, c’est que vraiment l’on se sent de l’autorité – Un officier français est vraiment un chef – Toute personne que l’on croise ou à qui l’on adresse la parole plonge immédiatement dans des « lay » (saluts) respectueux et répétés, les mains jointes sur l’abdomen, le front frappant les genoux, depuis le vieillard le plus vénérable, au plus jeunes des « bé con » (petit enfant) – Mes tirailleurs ne se permettraient pas de m’adresser la parole autrement qu’en m’appelant « quân a modt », c’est-à-dire le « vénérable chef à un galon » - De mon côté, même échange de politesse, je leur dis « quyên bac » : soit « tirailleur de 2ème classe, frère de ma mère – On se plait beaucoup à dire que les annamites sont sournois, méchants, voleurs… Il est certain qu’il y a dans les villes une quantité de crapules qui n’ont emprunté à l’européen que ses défauts et dont il faut se méfier à l’extrême – Mais les tirailleurs, recrutés parmi les nhaqués de la rizière, sont généralement de bons types sans malice ; ce ne sont certes pas des guerriers – Ils apprennent très difficilement le français ; aussi me suis-je mis à l’annamite, je commence à le parler, le plus dur étant la prononciation – La langue étant monosyllabique, les accents ont une importance primordiale – Ex le mot bai signifie suivant la façon dont vous le prononcer : bavard, arranger, carte à jouer, rivage, fatigué, visiter, voler, inventer, sept – C’est pratique ! – Je n’ai pas encore pu aller en Chine : c’est d’ailleurs assez peu recommandé actuellement, les chinois étant particulièrement nerveux depuis l’arrivée des renforts japonais en Indochine – Les japonais occupent surtout la Cochinchine – Cambodge (c’est une des raisons pour lesquelles nous sommes remontés ici) – Au Tonkin, ils n’ont encore de représentants qu’à Hanoï et Haïphong – Les relations sont plutôt froides : français et japonais ne se saluent pas – Nous vivons ici assez en dehors des évènements internationaux, bien qu’étant beaucoup moins isolés qu’à Kompong Chan, puisque la voie ferrée monte jusqu’ici – Grâce à ce chemin de fer, le marché de Ky Lua présente une animation extraordinaire car les montagnards de tous les environs viennent s’y ravitailler en produits du Delta – Les jours de marché, on voit sur toutes les routes environnantes des villages entiers thos et nhungs, en mouvement, les hommes [ ] négligemment [ ] fagot de bois ou une [ ] sur l’épaule, les femmes pliant sous les fardeaux les plus divers – Le thô est en effet assez fier – Son seul travail, c’est le labourage de sa rizière avec son buffle – Le reste du temps comme il est le chef, il ne fait rien : comme son buffle est sa principale richesse, il le laisse se reposer ; donc il fait travailler les éléments féminins de sa famille : solution élégante – Le climat ici est agréable – Avec la fin de la saison des pluies, le thermomètre descend un peu : il oscille entre 20 et 30° - Il parait qu’en hiver, il fait 5 ou 6 degrés – J’ai d’ailleurs toujours bien supporté la température, même les grosses chaleurs du Cambodge – Toujours en short, chemisette et casque nous sommes équipés en conséquence – J’espère que vous vous plaisez bien en Avignon et que vous n’y souffrez pas trop des restrictions (j’espère que vous y recevez les colis que j’ai pu vous faire envoyer d’Hanoï) – Je t’embrasse ma chère maman de tout cœur ainsi que papa, Denise, Anne Marie et Bernard – Mes amitiés à toute la famille - Robert



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